Les anciens ne respectaient pas la nature

On accuse les hommes modernes d’utiliser les moyens que la technique leur donne pour exploiter la terre à outrance, sciant la branche nature sur laquelle ils sont assis. On idéalise les hommes d’autrefois, qui au contraire auraient été des sages, des exemples de frugalité et de respect de la nature ; l’homme de Cro-Magnon aurait été un sage, satisfait et comblé du peu que la nature offrait ; une grotte, une peau de bête, quelques baies…

Hélas, Cro-Magnon lui-même s’est laissé aller à la fâcheuse tendance à rechercher un peu plus de confort, un peu moins de précarité – que le premier à n’avoir jamais succombé lance la première pierre. Cro-Magnon a voulu un peu plus, un peu mieux, il a inventé l’agriculture, la maison et le chauffage central, le village et la ville, les machines et le commerce…

C’est ainsi que le drame a commencé.

En réalité, la sagesse supposée des hommes d’autrefois n’était rien d’autre que leur petit nombre et leurs médiocres moyens techniques. Lorsque les hommes étaient rares sur une terre immense, ils puisaient sans retenue et sans vergogne dans la nature, ils ne se préoccupaient pas des déchets de leur petit campement, les laissant à l’abandon aux bons soins des vautours, des hyènes, et autres éboueurs naturels. Ils n’avaient pas l’idée d’épargner les forêts qu’ils brûlaient pour faire place aux cultures. Ils n’avaient pas non plus l’idée d’épargner la faune sauvage [1], ni même l’idée d’épargner les tribus concurrentes.

Les pêcheurs de morue d’il y a un siècle n’ont pas épuisé les réserves de l’océan ; ce n’était pas l’effet d’une conscience écologique précoce… mais la simple mesure de leur impuissance. Ils n’avaient pas de sonar, pas de chalut, pas de moteurs. Ils partaient sur des bateaux à voiles (la dernière campagne d’un morutier à voiles eut lieu en 1948), ils pêchaient à la ligne dans leurs minuscules doris… ils étaient tout simplement incapables de pêcher davantage.

En revanche, lorsque leur technique permettait à nos pères d’aller jusqu’au bout des choses, ils l’ont fait sans retenue. Ils ont toujours considéré qu’ils étaient les meilleurs et les plus beaux, que même la nature devait subir leur loi.

Ils ont commencé très fort, en exterminant les mammouths ;

… et les néandertaliens de surcroît.

Puis les Romains ont anéanti des populations entières d’animaux sauvages d’Afrique et d’Orient, parce qu’il leur fallait du pain et du cirque (500 lions exterminés lors de l’inauguration du théâtre de Pompée à Rome).

Puis, avec Buffalo Bill, ils ont exterminé les bisons ;

… et les Indiens de surcroît.

Les anciens ont aussi quasi exterminé les loutres de mer, les phoques, les bébés phoques, les éléphants de mer, les éléphants de terre, les bêtes à fourrure [2]… et les autres peuples et tribus aussi.

On sait ce qui s’est passé après la découverte du Nouveau Monde, l’anéantissement de peuples et de cultures ; on est moins conscient que la guerre fut toujours « l’état de nature », même là où on ne s’y attendrait pas :

« [les Tahitiens] sont presque toujours en guerre avec les habitants des îles voisines. […] La guerre se fait chez eux d’une manière cruelle. Suivant ce que nous a appris Aotourou, ils tuent les hommes et les enfants mâles pris dans les combats [3]; ils leur lèvent la peau du menton avec la barbe, qu’ils portent comme un trophée de victoire ; ils conservent seulement les femmes et les filles, que les vainqueurs ne dédaignent pas d’admettre dans leur lit. » (Bougainville [4], l’un des premiers à visiter la Polynésie nouvellement découverte, à propos des Tahitiens)

(On appréciera le style délicat et raffiné du XVIIIe siècle : « que les vainqueurs ne dédaignent pas d’admettre dans leur lit »… Qu’en termes galants ces choses-là sont dites… )

Oublions le mythe du bon sauvage respectueux de l’environnement, nos ancêtres ne respectaient rien [4-1]. Il est vrai qu’en haut lieu, en très haut lieu, on leur avait donné carte blanche :

« Soyez féconds et prolifiques, remplissez la terre et dominez-la, soumettez les poissons de la mer, les oiseaux du ciel et toute bête qui remue sur la terre… » (Genèse 1:28).

Mais ce message n’avait été transmis qu’à l’Ancien Monde, on avait oublié d’en informer le Nouveau Monde ; il n’y avait aucune radio aucun Internet pour y faire connaître cette « bonne » nouvelle. C’est pourquoi peut-être les Amérindiens avaient, dit-on, un tout autre rapport avec la nature ; ils en parlaient, dit-on, avec amour et poésie :

« Chaque parcelle de cette terre est sacrée pour mon peuple. Chaque aiguille de pin luisante, chaque rive sableuse, chaque lambeau de brume dans les bois sombres, chaque clairière et chaque bourdonnement d’insecte est sacré dans le souvenir et l’expérience de mon peuple. La sève qui coule dans les arbres transporte les souvenirs de l’homme rouge. […]

Nos morts n’oublient jamais cette terre magnifique, car elle est la mère de l’homme rouge. Nous sommes une partie de la terre, et elle fait partie de nous. Les fleurs parfumées sont nos sœurs ; le cerf, le cheval, le grand aigle, ce sont nos frères. […]

Quel intérêt y-a-t-il à vivre si l’homme ne peut entendre le cri solitaire de l’engoulevent ou les palabres des grenouilles autour d’un étang la nuit ? […]

Nous savons au moins ceci : la terre n’appartient pas à l’homme ; l’homme appartient à la terre. » (discours (supposé) du chef indien Seattle en pourparlers avec le gouvernement des États-Unis d’Amérique)

C’est très émouvant, très « écolo ».

Mais cette poésie n’empêchait pas que la noble occupation des fiers guerriers emplumés était de faire la guerre aux tribus voisines. La vie de guerrier du chef Seattle correspond peu à cette poésie champêtre [5].

L’homme n’est pas un saint, ne le fut jamais, ne le deviendra pas d’ici longtemps sans doute. Les hommes anciens ont exterminé les mammouths, les néandertaliens, les bisons, et les tribus voisines aussi. Ces vices existent encore aujourd’hui ici ou là, il n’est pas question de les excuser sous prétexte qu’ils sont des vices de toujours, mais on peut constater que les choses évoluent, en mieux. On ne va plus au cirque pour applaudir la mort de gladiateurs ou de lions ; et plus personne, ou presque, ne rêve de devenir un Buffalo Bill, massacreur de buffles à la Winchester.

Maintenant au contraire, on protège la vie sauvage, on ne va pas chasser les bisons ou les baleines on va les photographier, et de braves petits jeunes gens s’étaient mobilisés jour et nuit, prêts à se battre pour sauver, disaient-ils, le précieux petit campagnol amphibie de Notre-Dame-des-Landes et son territoire.

Le bon sauvage d’autrefois était un prédateur sans limite.
L’homme nouveau tente de préserver la nature. 

C’est surprenant. Nous avons l’impression qu’au contraire c’est l’homme moderne qui détruit de plus en plus la nature… et c’est vrai d’une certaine façon, pas de la façon que l’on croit.

La réalité est que dans le bon vieux temps les hommes étaient insouciants de la nature. Chassant sans retenue ils pouvaient faire des dégâts considérables. Les chasseurs-cueilleurs ont ainsi exterminé 90 % de la grande faune australienne dès leur débarquement, et plus globalement 50 % des grands mammifères terrestres de la planète (Voir : Sapiens, par Yuval Noah Harari – Albin Michel). Mais ces « chasseurs-cueilleurs, « serial killers » écologique » avaient cette « qualité »… d’être peu nombreux.

Depuis peu les sensibilités ont évolué dans quelques pays, plus attentives à l’environnement ; mais la foule des hommes est si dense maintenant que même si chacun est plus respectueux de la nature, l’impact global de cette multitude sur l’ensemble de la planète est bien plus considérable que tout ce que pouvaient faire nos ancêtres, très irrespectueux mais très peu nombreux.

 

Voir aussi La nature et les hommes

 

 

================= Notes

1 Ces hommes anciens n’ont pas totalement disparu. La prise de conscience que ces comportements ne sont pas (plus) tolérables est très récente. On trouve sur Internet des photos montrant d’ »intrépides » chasseurs, le Prince Philippe d’Angleterre par exemple, posant fièrement devant le tigre royal qu’ils viennent d’abattre : India Prince Philip & Queen Hunting Tiger ou Tiger hunt

2 « Les aristocrates, les membres du haut clergé, les princes, les rois ou les riches marchands achètent de l’écureuil [le vair], de l’hermine, du renard, de la belette blanche, de la loutre, du castor, et font venir des forêt plus froides de l’Europe centrale des zibelines. Pour une houppelande, il faut jusqu’à 2 250 peaux d’écureuil ou 500 peaux de zibeline. Quand les princes ou les rois habillent leur « maison » [leurs familiers], ils peuvent acheter, à l’instar du roi de France, sur six mois en 1322… un million de peaux fines. » (Le Moyen Äge – Madeleine Michaud – Eyrolles)
Saluons le chauffage central et les vêtements « polaires » en fibre polyester, qui permettent de se passer de fourrures.

3 Mémoire de ces anciens temps, Teahupoo qui est aujourd’hui un haut lieu du surf mondial. Il n’est pas certain que les surfers sachent que Teahupoo signifie « mur de crâne »‘ : les crânes des ennemis tués lors des batailles étaient utilisés pour construire des murs délimitant le territoire.

4 Qui a donné son nom au bougainvillier.

4-1 Ne respectaient ni la nature, ni les animaux, ni les « autres » hommes (ceux des autres villages, des autres cultures) : l’esclavage et les sacrifices humains étaient le sort des vaincus.

5 La réalité décevante est que ce discours que je reprends ici, tel qu’il est largement diffusé aujourd’hui et tel que beaucoup le connaissent, est sans doute très éloigné du peu que l’on sait du discours original. Des chercheurs considèrent qu’il a été fabriqué dans les années 1970, et qu’il serait « une supercherie médiatique de l’ère écologique naissante. ».